mardi 10 avril 2012

Interview Sophie Leroux et Isabelle Delfourne


En direct du festival Jazz à Vienne 2011, depuis le théâtre antique.


Bonjour Sophie, bonjour Isabelle, vous êtes deux photographes, deux femmes, dans un milieu plutôt masculin, nous y reviendrons. Vous venez de publier chacune un livre, « Le Jazz au bout des doigts » paru en février 2011 pour Sophie et « Soul of Jazz » paru en Novembre 2010 pour Isabelle. Des livres magnifiques, dans un style très différent.
Mais je souhaiterais d’abord connaître votre parcours Sophie. Vous êtes née à Paris dans le XIVeme arrondissement où vous vivez toujours. Par ailleurs je sais que le matériel est important pour un photographe, pouvez-vous nous parler de votre premier boîtier ?

SL : C’était un Pentax SP1000, c’était le boîtier que mon frère m’avait prêté. Je partais avec en colonie, en vacances.

Et vous l’avez toujours ce boîtier ?

SL : Je l’ai toujours, il est vraiment en très mauvais état, mais je l’ai toujours !

On ne trouve plus de pellicules j’imagine ?

SL : Si si on trouve toujours les pellicules, heureusement  !

C’est alors le début d’une passion. En parfaite autodidacte, vous vous formez par vous-même, par les rencontres que vous faites. Vous rencontrez le jazz à vingt ans lors d’un concert d’Al Singer. Quel a été le déclic ?

SL : J’étais invitée avec un ami à un concert d’Al Singer lors d’une manifestation de la FIAC, un festival d’Art Contemporain à Paris, où je découvre cette formation. Je fais des photos avec la pauvre pellicule que j’avais, une 3X400 de l’époque. Le résultat n’était pas super mais c’est comme çà que le jazz m’est entré directement dans le cœur. Ensuite je suis allée chercher cette même sensation au Petit Journal Monparnasse, auprès d’une chanteuse, Elisabeth Caumont, que j’ai prise en photo sur un concert. Philippe Faivre, le Directeur Artistique du Petit Journal qui faisait la programmation, m’a demandé les images. On a commencé une collaboration qui devait durer plus de vingt ans ! Il me permettait d’entrer dans le club à ma guise et lui disposait de mes images pour le club. C’était une porte d’entrée magnifique.

Vous avez très vite rencontré les plus grands noms du jazz, Petrucciani, Ron Carter, Claude Nougaro, j’en passe car la liste est trop longue. Vous travaillez dans les lieux prestigieux du jazz, au New Morning, au Sun-side, etc… Vous avez également le privilège actuel d’être la seule photographe autorisée à utiliser l’antre mythique de Vienne, c'est-à-dire le studio photo situé sous la scène, à côté des coulisses, où les plus grands noms du jazz sont venus se faire tirer le portrait par vous.

Oui mais quand ils veulent ! J’essaie de les attraper avant le concert, après la conférence de presse. Je vais à leur rencontre, leur demande s’ils acceptent de participer à cette prise de vue. Pour les femmes c’est un peu compliqué car souvent elles ne sont pas encore maquillées. Pour les hommes c’est plus simple, en général ils sont ravis d’êtres pris en photo par une femme. Par ailleurs ce type de studio sous la scène est peu répandu dans les autres festivals, donc cela les amuse, les déstabilise et je suis presque certaine de pouvoir accueillir des musiciens qui n’ont pas l’habitude d’être pris en photo de cette façon. C’est vraiment à l’arraché, çà dure à peine deux minutes, je ne leur demande pas des choses extraordinaires, simplement d’être eux-mêmes. De garder un regard complice.

Nous allons revenir sur votre façon de procéder. Auparavant je me tourne vers Isabelle. Vous êtes née dans les Hautes-Alpes, un écrin naturel pour une photographe. A douze ans vous faites vos premières photos. Même question : avec quel boîtier ?

ID : Avec un petit Minox 35, à une seule optique Zeiss, mais d’une qualité incroyable. Je faisais les fêtes de famille, les paysages, tout ce qui m’accrochait ! Puis plus tard un petit Nikon F2, çà commençait à être plus sérieux, puis ensuite du matériel professionnel.

Ce premier appareil photo vous l’avez toujours ?

ID : Je l’ai toujours ! Il est dans la vitrine, il fonctionne encore. De temps en temps je l’utilise, je mets un film par an pour entretenir le mécanisme, les pièces. C’est une pièce de musée maintenant, mais çà compte dans une vie de photographe.

A vingt ans vous faites une école de photographie à New York, et vous en profitez pour faire deux traversées des Etats-Unis.

ID : Absolument, la première fois c’était avec un ami en moto, d’est en ouest en passant par la mythique route 66. Ce sera peut-être l’objet d’un projet futur d’ailleurs. J’ai ramené des milliers de clichés argentiques de toute cette traversée, avec un regard très particulier sur l’Amérique, loin du regard touristique habituel, avec des scènes de vie dans chacuns des états traversés. Puis une seconde fois en voiture, à travers d’autres états.

Vous avez déjà édité deux livres, un premier sur New York – coup de cœur FNAC 2001 – et un autre sur San-Fransisco. Vous couvrez Jazz à Vienne depuis dix ans.
Vous avez dit «  je préfère vivre mon rêve que rêver ma vie »…

ID : Oui j’ai faite mienne cette formule car elle exprime parfaitement ce que je ressens et cela illustre bien mon parcours.

Vous êtes venue à la peinture par la suite, on peut voir vos tableaux sur votre site internet. Comment est-ce venu, quel lien avec la photo ?

ID : Pour moi c’est un prolongement. Je ne me considère pas comme peintre mais je l’envisage comme une improvisation, comme un prolongement du regard. J’aime la couleur, la façon de poser la matière, cette énergie que possède la peinture. J’écoute de la musique de Jazz et j’improvise dessus comme çà. Ce sont plus des énergies spontanées, fondées sur le ressenti.

Je reviens à votre livre Sophie « le Jazz au bout des doigts ». Les photos sont absolument bouleversantes, il en ressort une humanité, quelque chose de profond et sensible. C’est très intimiste, et les images nous font accéder à une autre dimension que la simple réalité anatomique. Vous photographiez des mains et bien plus que cela. On sait que le touché est au centre de leur virtuosité pour les musiciens de Jazz. Leurs doigts sont tout pour eux, là par où s’exprime leur génie. Et vous avez eu cette intuition d’approfondir cet angle d’approche.

SL : C’est effectivement le caractère original de ma recherche autour de ce thème. Je connais bien les musiciens depuis vingt-six ans que je les photographie. Je cherchais un angle qui soit différent du portrait que tout le monde peut prendre aujourd’hui. La question était de savoir ce qui m’attirait le plus chez ces musiciens. Le jazz est effectivement une musique qui m’atteint, qui me fait m’exprimer et qui me permet d’aller au-delà de la musique grâce à l’image. Avec de l’émotion, du swing, de la tendresse, beaucoup d’attention. Et c’est en photographiant tout au long des concerts que je me suis rendue compte que le lien qui reliait l’instrument au musicien c’était sa main. Une main qui ne trompe pas : elle doit être solide, sûre, en relation avec ce que pense le musicien, avec son instrument, en adéquation parfaite.

Pouvez-vous nous dire comment l’alchimie a fonctionnée sur ces photos qui expriment bien plus qu’une main, qui expriment quelque chose de la personnalité des artistes.

SL : Je reste dans le côté jeu, je prends les photos pendant les concerts ou pendant les balances. J’observe les musiciens, je capte leur expression, je saisis ce qui vient sur l’instant. Je ne peux pas préparer la main, il n’y a pas de pose possible. Quelquefois je ne me dirige pas vers la main car je n’ai pas la lumière suffisante, ou bien je ne ressens pas forcément la musique à ce moment là. Je dois être impressionnée de quelque chose.

Il a fallu toutes ces années, toutes ces photos accumulées pour réaliser ce livre ?

SL : La première photo qui m’a été révélée fut celle de la main de Stanley Clarke au Palais des Sports en 1994. J’ai remarqué cette image, mais je ne l’ai pas développée tout de suite. J’ai laissé mûrir cette idée. Par ailleurs je ne voulais pas forcément la présenter sur papier, je voulais la présenter autrement. C’est ce qui m’a donné l’idée avec un imprimeur de la développer sous forme de toile. Puis de travailler l’image de façon à obtenir des noirs profonds. Déclinées sous un grand format, et sans reflets.

Si je vous demande de commenter une photo sur le vif ?

SL : Elle est toute vue ! C’est celle qui a impressionné toutes les personnes qui sont venues à la galerie, c’est la main de Carla Bley, ou plutôt les mains, car c’est une des seules photos au piano, avec deux mains qui donnent l’impression d’êtres l’une sur l’autre. Carla Bley est une femme très mince, très maigre et ses mains reflètent exactement sa façon d’être. Dans cette image on ressent tout autant la physiologie de son être tout entier que sa douceur de jouer, sans en faire trop, sereine. Presque décharnée, presque provocante mais pleine de douceur et de tendresse en même temps.

Effectivement on devine beaucoup de choses derrière ses mains, sa personnalité, son jeu.

SL : Le noir et blanc donne un côté intemporel. Par exemple Hank Jones, qui nous a quitté l’an dernier et que j’ai pu immortaliser quand il est venu à Vienne il y a deux ans. Je m’en souviens comme si c’était hier, c’était pendant les balances, c’est le genre de moment où je suis foudroyée sur place quand je prends l’image.

Ce sont des moments d’éternité, qui font qu’il ne nous a pas  quitté tout à fait, il restera avec nous au travers de vos  photos.
Cela rejoint ce que vous dites Isabelle pour votre livre « Soul of Jazz », où vous écrivez que vous capturez ce qui est caché, ce qui est éphémère.

ID : J’essaye de capter ce qui fait l’essence de l’être humain, ce qui nous habite. Ce qui est caché, ce sont ces petits instants de grâce, ces petits moments où quelque chose se passe et qui sacralise l’instant où on va déclencher. C’est ce moment précis que j’essaie d’immortaliser et de capter. Je veux croire que le fait de pratiquer la musique, le saxe alto à mon humble niveau, me permet néanmoins de sentir le moment où il va vraiment se passer quelque chose, cette fraction de seconde qui ne dure pas.

Une des épitaphes de votre livre de portraits est « et si le jazz faisait grandir l’âme »

ID : C’est effectivement ce que je ressens. Sur chaque concert il se passe quelque chose – ou pas d’ailleurs – c’est quelque chose que l’on ne peut pas préparer, qui va arriver ou pas. Il arrive qu’il y ait des concerts où il ne se passe rien. Dans ce cas je préfère ne pas faire la photo absolument car je sais que je ne l’aurai pas. C’est une forme de renoncement et surtout de respect. Si l’artiste ne fait pas passer cet instant, si le public ne le reçoit pas, si le photographe ne le ressent pas, ce serait mentir que de vouloir absolument passer une image qui ne s’est pas produite. Je lis un peu l’âme de ces musiciens et si ce moment de grâce se produit, tout est gagné.

Je confirme que dans votre livre, où vous avez photographié 60 musiciens de Jazz, il ressort effectivement des émotions que vous avez su saisir. La concentration, l’exultation, la joie. En particulier la joie revient souvent sur les visages que vous avez photographiés. Par exemple à la page 18 Hank Jones, à la page 61 Sangoma Everet, etc… Vous avez su saisir la joie et çà c’est quand même magique !

ID : Oui cet amour du musicien pour la musique d’une part, et d’autre part ce qu’il est capable de nous donner, de nous offrir. C’est un tel cadeau. Quand cela m’atteint profondément j’ai envie d’immortaliser ce moment, comme une forme de respect, comme un don et un contre don.

Il y a cette dimension habituelle du spectacle vivant qui est la communion entre l’artiste et le public – si elle a lieu. Et finalement en tant que photographe vous êtes un troisième pôle qui vient se greffer dans une sorte de triangle émotionnel. Avec cette particularité que vous figez sur le papier un instant  éphémère et le portez donc à l’éternité. Comme Prométhée vous volez le feu sacré pour le donner aux hommes. En cela vous êtes vous-même d’authentiques artistes.

Pouvez-vous commenter une photo de votre livre ?

ID : Disons Regina Carter qui m’a complètement bouleversée l’année dernière par son jeu au violon, sa sensibilité et l’émotion qu’elle transcende à travers son instrument. Elle a cette générosité et cette humilité face à lui, comme si elle donnait un concert pour la première fois. Elle a donné aux huit mille âmes du théâtre antique un concert magique, tout emprunt de grâce. Elle était la grâce incarnée ! Il y avait vraiment quelque chose d’intemporel ce soir là.

Qu’est-ce qui pousse un photographe à publier un livre ? Pourquoi ne pas se contenter des publications de vos photos dans la presse, dans les médias, sur internet ?

ID : C’est une envie de transmettre. Nous faisons des photos tout au long de l’année, nous accumulons une somme importante de belles images, c’est un bel héritage. Mais si on les laisse dans nos tiroirs, quel intérêt ? Par ailleurs je trouve que les générations montantes manquent parfois de culture musicale. Si je peux à mon niveau être le révélateur de quelque chose, pourquoi pas. Montrer qu’il existe de très belles musiques, de très belles choses à voir. C’est perpétuer l’esprit du jazz.

SL : Je suis absolument d’accord avec Isabelle. Par ailleurs en tant que photographes professionnelles nous constatons depuis quelques années une dégradation de nos conditions d’exercice. Les grands journaux eux-mêmes ne choisissent plus les photos de photographes indépendants mais travaillent quasi exclusivement avec des grandes agences, où la sensibilité est plus uniforme. Quand vous avez été éditée par des grands magazines ou des grands quotidiens pendant des années et que depuis deux ou trois ans vous vous retrouvez à faire des images quasiment pour votre compte, c’est difficile à gérer. Hormis quelques festivals comme Jazz à Vienne qui nous accueille, nous laisse de la place aux balances, en studio et nous font confiance, il y a de moins en moins d’exposition de nos photos. Hors il n’y a rien de plus frustrant pour un photographe que de voir ses photos moisir au fond d’un tiroir.

D’autant que nous venons de voir que votre approche était centrée sur l’émotion, cela n’aurait donc aucun sens de ne pas la partager avec d’autres.

SL : Oui et les premiers heureux sont les artistes eux-mêmes. J’ai fait parvenir mon livre à Stanley Clark, à Chick Corea qui étaient ravis de se voir rassemblés dans le même ouvrage.

ID : Je tiens à souligner ce qu’a évoqué Sophie précédemment , nous transmettons un objet, un livre d’art, un objet rare. Et nous pouvons encore le faire parce qu’ici à Vienne nous avons cette chance immense d’être accueillie dans de bonnes conditions de travail, ce qui est de plus en plus rare. C’est encore une grande famille à dimension humaine et il faut absolument que cela perdure car c’est ce qui fait toute l’essence de ce festival et nous permet aujourd’hui de présenter ce genre de livres.

Une dernière question mesdames, pensez-vous qu’il existe une subjectivité féminine en photographie ?

ID : Je parlerais plus de sensibilité féminine, un regard différent par rapport à l’approche de la prise de vue.

C’est quoi un regard différent ?

ID : Un regard maternant peut-être, un regard plus sensuel, plus doux… quoi que…

SL : il y a aussi un terme d’anticipation. Il m’est arrivé d’anticiper un déplacement sur la scène et donc de pouvoir capter un regard du musicien à ce moment là. Car je pense que nous sommes très peu de femmes dans la fosse des photographes et que les musiciens de jazz sont majoritairement des hommes. Il y a peut-être un rapport d’attirance spontanée, un jeu de séduction. L’homme se dit : voilà quelqu’un à qui je pourrais donner un petit bout de charme, quelque chose d’un peu plus sympathique. Ce qui nous donne une position privilégiée en tant que femme. C’est un honneur que le musicien nous fait que de nous repérer et nous offrir quelque chose de différent…

ID : l’intuition féminine en quelque sorte !

Ce sera notre conclusion, retrouvez des images de ces livres magnifiques en suivant les liens proposés.

A bientôt !


« le Jazz au bout des doigts » :  http://fr.blurb.com/books/1961418

« Soul of Jazz » : http://fr.blurb.com/books/1961418

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire