En direct du festival Jazz à Vienne 2011, depuis le
théâtre antique.
Bonjour Sophie, bonjour Isabelle, vous
êtes deux photographes, deux femmes, dans un milieu plutôt masculin, nous y
reviendrons. Vous venez de publier chacune un livre, « Le Jazz au bout des
doigts » paru en février 2011 pour Sophie et « Soul of Jazz »
paru en Novembre 2010 pour Isabelle. Des livres magnifiques, dans un style très
différent.
Mais je souhaiterais d’abord connaître
votre parcours Sophie. Vous êtes née à Paris dans le XIVeme arrondissement où
vous vivez toujours. Par ailleurs je sais que le matériel est important pour un
photographe, pouvez-vous nous parler de votre premier boîtier ?
SL : C’était un Pentax
SP1000, c’était le boîtier que mon frère m’avait prêté. Je partais avec en colonie,
en vacances.
Et vous l’avez toujours ce boîtier ?
SL : Je l’ai toujours,
il est vraiment en très mauvais état, mais je l’ai toujours !
On ne trouve plus de pellicules
j’imagine ?
SL : Si si on trouve
toujours les pellicules, heureusement !
C’est alors le début d’une passion. En
parfaite autodidacte, vous vous formez par vous-même, par les
rencontres que vous faites. Vous rencontrez le jazz à vingt ans lors d’un concert d’Al Singer. Quel a été le
déclic ?
SL : J’étais invitée
avec un ami à un concert d’Al Singer lors d’une manifestation de la FIAC , un festival d’Art
Contemporain à Paris, où je découvre cette formation. Je fais des photos avec
la pauvre pellicule que j’avais, une 3X400 de l’époque. Le résultat n’était pas
super mais c’est comme çà que le jazz m’est entré directement dans le cœur.
Ensuite je suis allée chercher cette même sensation au Petit Journal Monparnasse,
auprès d’une chanteuse, Elisabeth Caumont, que j’ai prise en photo sur un
concert. Philippe Faivre, le Directeur Artistique du Petit Journal qui faisait
la programmation, m’a demandé les images. On a commencé une collaboration qui
devait durer plus de vingt ans ! Il me permettait d’entrer dans le club à
ma guise et lui disposait de mes images pour le club. C’était une porte
d’entrée magnifique.
Vous avez très vite rencontré les plus
grands noms du jazz, Petrucciani, Ron Carter, Claude Nougaro, j’en passe car la
liste est trop longue. Vous travaillez dans les lieux prestigieux du jazz, au New
Morning, au Sun-side, etc… Vous avez également le privilège actuel d’être la
seule photographe autorisée à utiliser l’antre mythique de Vienne, c'est-à-dire
le studio photo situé sous la scène, à côté des coulisses, où les plus grands
noms du jazz sont venus se faire tirer le portrait par vous.
Oui mais quand ils
veulent ! J’essaie de les attraper avant le concert, après la conférence
de presse. Je vais à leur rencontre, leur demande s’ils acceptent de participer
à cette prise de vue. Pour les femmes c’est un peu compliqué car souvent elles
ne sont pas encore maquillées. Pour les hommes c’est plus simple, en général
ils sont ravis d’êtres pris en photo par une femme. Par ailleurs ce type de
studio sous la scène est peu répandu dans les autres festivals, donc cela les
amuse, les déstabilise et je suis presque certaine de pouvoir accueillir des
musiciens qui n’ont pas l’habitude d’être pris en photo de cette façon. C’est
vraiment à l’arraché, çà dure à peine deux minutes, je ne leur demande pas des
choses extraordinaires, simplement d’être eux-mêmes. De garder un regard
complice.
Nous allons revenir sur votre façon de
procéder. Auparavant je me tourne vers Isabelle. Vous êtes née dans les Hautes-Alpes,
un écrin naturel pour une photographe. A douze ans vous faites vos premières
photos. Même question : avec quel boîtier ?
ID : Avec un petit
Minox 35, à une seule optique Zeiss, mais d’une qualité incroyable. Je faisais
les fêtes de famille, les paysages, tout ce qui m’accrochait ! Puis plus
tard un petit Nikon F2, çà commençait à être plus sérieux, puis ensuite du
matériel professionnel.
Ce premier appareil photo vous l’avez
toujours ?
ID : Je l’ai
toujours ! Il est dans la vitrine, il fonctionne encore. De temps en temps
je l’utilise, je mets un film par an pour entretenir le mécanisme, les pièces.
C’est une pièce de musée maintenant, mais çà compte dans une vie de
photographe.
A vingt ans vous faites une école de photographie
à New York, et vous en profitez pour faire deux traversées des Etats-Unis.
ID : Absolument, la
première fois c’était avec un ami en moto, d’est en ouest en passant par la
mythique route 66. Ce sera peut-être l’objet d’un projet futur d’ailleurs. J’ai
ramené des milliers de clichés argentiques de toute cette traversée, avec un
regard très particulier sur l’Amérique, loin du regard touristique habituel, avec
des scènes de vie dans chacuns des états traversés. Puis une seconde fois en voiture,
à travers d’autres états.
Vous avez déjà édité deux livres, un
premier sur New York – coup de cœur FNAC 2001 – et un autre sur San-Fransisco.
Vous couvrez Jazz à Vienne depuis dix ans.
Vous avez dit « je préfère vivre mon
rêve que rêver ma vie »…
ID : Oui j’ai faite
mienne cette formule car elle exprime parfaitement ce que je ressens et cela
illustre bien mon parcours.
Vous êtes venue à la peinture par la
suite, on peut voir vos tableaux sur votre site internet. Comment est-ce venu,
quel lien avec la photo ?
ID : Pour moi c’est un
prolongement. Je ne me considère pas comme peintre mais je l’envisage comme une
improvisation, comme un prolongement du regard. J’aime la couleur, la façon de
poser la matière, cette énergie que possède la peinture. J’écoute de la musique
de Jazz et j’improvise dessus comme çà. Ce sont plus des énergies spontanées,
fondées sur le ressenti.
Je reviens à votre livre Sophie « le
Jazz au bout des doigts ». Les photos sont absolument bouleversantes, il
en ressort une humanité, quelque chose de profond et sensible. C’est très
intimiste, et les images nous font accéder à une autre dimension que la simple
réalité anatomique. Vous photographiez des mains et bien plus que cela. On sait
que le touché est au centre de leur virtuosité pour les musiciens de Jazz. Leurs
doigts sont tout pour eux, là par où s’exprime leur génie. Et vous avez eu
cette intuition d’approfondir cet angle d’approche.
SL : C’est
effectivement le caractère original de ma recherche autour de ce thème. Je
connais bien les musiciens depuis vingt-six ans que je les photographie. Je
cherchais un angle qui soit différent du portrait que tout le monde peut
prendre aujourd’hui. La question était de savoir ce qui m’attirait le plus chez
ces musiciens. Le jazz est effectivement une musique qui m’atteint, qui me fait
m’exprimer et qui me permet d’aller au-delà de la musique grâce à l’image. Avec
de l’émotion, du swing, de la tendresse, beaucoup d’attention. Et c’est en
photographiant tout au long des concerts que je me suis rendue compte que le
lien qui reliait l’instrument au musicien c’était sa main. Une main qui ne
trompe pas : elle doit être solide, sûre, en relation avec ce que pense le
musicien, avec son instrument, en adéquation parfaite.
Pouvez-vous nous dire comment l’alchimie a
fonctionnée sur ces photos qui expriment bien plus qu’une main, qui expriment
quelque chose de la personnalité des artistes.
SL : Je reste dans le
côté jeu, je prends les photos pendant les concerts ou pendant les balances.
J’observe les musiciens, je capte leur expression, je saisis ce qui vient sur
l’instant. Je ne peux pas préparer la main, il n’y a pas de pose possible.
Quelquefois je ne me dirige pas vers la main car je n’ai pas la lumière
suffisante, ou bien je ne ressens pas forcément la musique à ce moment là. Je
dois être impressionnée de quelque
chose.
Il a fallu toutes ces années, toutes ces
photos accumulées pour réaliser ce livre ?
SL : La première photo
qui m’a été révélée fut celle de la main de Stanley Clarke au Palais des Sports
en 1994. J’ai remarqué cette image, mais je ne l’ai pas développée tout de
suite. J’ai laissé mûrir cette idée. Par ailleurs je ne voulais pas forcément
la présenter sur papier, je voulais la présenter autrement. C’est ce qui m’a
donné l’idée avec un imprimeur de la développer sous forme de toile. Puis de
travailler l’image de façon à obtenir des noirs profonds. Déclinées sous un
grand format, et sans reflets.
Si je vous demande de commenter une photo
sur le vif ?
SL : Elle est toute
vue ! C’est celle qui a impressionné toutes les personnes qui sont venues
à la galerie, c’est la main de Carla Bley, ou plutôt les mains, car c’est une
des seules photos au piano, avec deux mains qui donnent l’impression d’êtres
l’une sur l’autre. Carla Bley est une femme très mince, très maigre et ses
mains reflètent exactement sa façon d’être. Dans cette image on ressent tout
autant la physiologie de son être tout entier que sa douceur de jouer, sans en
faire trop, sereine. Presque décharnée, presque provocante mais pleine de douceur
et de tendresse en même temps.
Effectivement on devine beaucoup de choses
derrière ses mains, sa personnalité, son jeu.
SL : Le noir et blanc
donne un côté intemporel. Par exemple Hank Jones, qui nous a quitté l’an
dernier et que j’ai pu immortaliser quand il est venu à Vienne il y a deux ans.
Je m’en souviens comme si c’était hier, c’était pendant les balances, c’est le
genre de moment où je suis foudroyée sur place quand je prends l’image.
Ce sont des moments d’éternité, qui font
qu’il ne nous a pas quitté tout à fait,
il restera avec nous au travers de vos
photos.
Cela rejoint ce que vous dites Isabelle
pour votre livre « Soul of Jazz », où vous écrivez que vous capturez
ce qui est caché, ce qui est éphémère.
ID : J’essaye de capter
ce qui fait l’essence de l’être humain, ce qui nous habite. Ce qui est caché,
ce sont ces petits instants de grâce, ces petits moments où quelque chose se
passe et qui sacralise l’instant où on va déclencher. C’est ce moment précis
que j’essaie d’immortaliser et de capter. Je veux croire que le fait de
pratiquer la musique, le saxe alto à mon humble niveau, me permet néanmoins de
sentir le moment où il va vraiment se passer quelque chose, cette fraction de
seconde qui ne dure pas.
Une des épitaphes de votre livre de portraits
est « et si le jazz faisait grandir l’âme »
ID : C’est
effectivement ce que je ressens. Sur chaque concert il se passe quelque chose –
ou pas d’ailleurs – c’est quelque chose que l’on ne peut pas préparer, qui va
arriver ou pas. Il arrive qu’il y ait des concerts où il ne se passe rien. Dans
ce cas je préfère ne pas faire la photo absolument car je sais que je ne
l’aurai pas. C’est une forme de renoncement et surtout de respect. Si l’artiste
ne fait pas passer cet instant, si le public ne le reçoit pas, si le
photographe ne le ressent pas, ce serait mentir que de vouloir absolument
passer une image qui ne s’est pas produite. Je lis un peu l’âme de ces
musiciens et si ce moment de grâce se produit, tout est gagné.
Je confirme que dans votre livre, où vous
avez photographié 60 musiciens de Jazz, il ressort effectivement des émotions
que vous avez su saisir. La concentration, l’exultation, la joie. En
particulier la joie revient souvent sur les visages que vous avez
photographiés. Par exemple à la page 18 Hank Jones, à la page 61 Sangoma
Everet, etc… Vous avez su saisir la joie et çà c’est quand même magique !
ID : Oui cet amour du
musicien pour la musique d’une part, et d’autre part ce qu’il est capable de
nous donner, de nous offrir. C’est un tel cadeau. Quand cela m’atteint
profondément j’ai envie d’immortaliser ce moment, comme une forme de respect,
comme un don et un contre don.
Il y a cette dimension habituelle du
spectacle vivant qui est la communion entre l’artiste et le public – si elle a
lieu. Et finalement en tant que photographe vous êtes un troisième pôle qui
vient se greffer dans une sorte de triangle émotionnel. Avec cette
particularité que vous figez sur le papier un instant éphémère et le portez donc à l’éternité. Comme
Prométhée vous volez le feu sacré pour le donner aux hommes. En cela vous êtes
vous-même d’authentiques artistes.
Pouvez-vous commenter une photo de votre
livre ?
ID : Disons Regina
Carter qui m’a complètement bouleversée l’année dernière par son jeu au violon,
sa sensibilité et l’émotion qu’elle transcende à travers son instrument. Elle a
cette générosité et cette humilité face à lui, comme si elle donnait un concert
pour la première fois. Elle a donné aux huit mille âmes du théâtre antique un
concert magique, tout emprunt de grâce. Elle était la grâce incarnée ! Il
y avait vraiment quelque chose d’intemporel ce soir là.
Qu’est-ce qui pousse un photographe à
publier un livre ? Pourquoi ne pas se contenter des publications de vos
photos dans la presse, dans les médias, sur internet ?
ID : C’est une envie de
transmettre. Nous faisons des photos tout au long de l’année, nous accumulons
une somme importante de belles images, c’est un bel héritage. Mais si on les
laisse dans nos tiroirs, quel intérêt ? Par ailleurs je trouve que les
générations montantes manquent parfois de culture musicale. Si je peux à mon
niveau être le révélateur de quelque chose, pourquoi pas. Montrer qu’il existe
de très belles musiques, de très belles choses à voir. C’est perpétuer l’esprit
du jazz.
SL : Je suis absolument
d’accord avec Isabelle. Par ailleurs en tant que photographes professionnelles
nous constatons depuis quelques années une dégradation de nos conditions
d’exercice. Les grands journaux eux-mêmes ne choisissent plus les photos de photographes
indépendants mais travaillent quasi exclusivement avec des grandes agences, où
la sensibilité est plus uniforme. Quand vous avez été éditée par des grands
magazines ou des grands quotidiens pendant des années et que depuis deux ou
trois ans vous vous retrouvez à faire des images quasiment pour votre compte,
c’est difficile à gérer. Hormis quelques festivals comme Jazz à Vienne qui nous
accueille, nous laisse de la place aux balances, en studio et nous font
confiance, il y a de moins en moins d’exposition de nos photos. Hors il n’y a
rien de plus frustrant pour un photographe que de voir ses photos moisir au
fond d’un tiroir.
D’autant que nous venons de voir que votre
approche était centrée sur l’émotion, cela n’aurait donc aucun sens de ne pas la
partager avec d’autres.
SL : Oui et les
premiers heureux sont les artistes eux-mêmes. J’ai fait parvenir mon livre à
Stanley Clark, à Chick Corea qui étaient ravis de se voir rassemblés dans le
même ouvrage.
ID : Je tiens à
souligner ce qu’a évoqué Sophie précédemment , nous transmettons un objet, un
livre d’art, un objet rare. Et nous pouvons encore le faire parce qu’ici à
Vienne nous avons cette chance immense d’être accueillie dans de bonnes
conditions de travail, ce qui est de plus en plus rare. C’est encore une grande
famille à dimension humaine et il faut absolument que cela perdure car c’est ce
qui fait toute l’essence de ce festival et nous permet aujourd’hui de présenter
ce genre de livres.
Une dernière question mesdames,
pensez-vous qu’il existe une subjectivité féminine en photographie ?
ID : Je parlerais plus
de sensibilité féminine, un regard différent par rapport à l’approche de la
prise de vue.
C’est quoi un regard différent ?
ID : Un regard
maternant peut-être, un regard plus sensuel, plus doux… quoi que…
SL : il y a aussi un
terme d’anticipation. Il m’est arrivé d’anticiper un déplacement sur la scène
et donc de pouvoir capter un regard du musicien à ce moment là. Car je pense
que nous sommes très peu de femmes dans la fosse des photographes et que les
musiciens de jazz sont majoritairement des hommes. Il y a peut-être un rapport
d’attirance spontanée, un jeu de séduction. L’homme se dit : voilà
quelqu’un à qui je pourrais donner un petit bout de charme, quelque chose d’un
peu plus sympathique. Ce qui nous donne une position privilégiée en tant que
femme. C’est un honneur que le musicien nous fait que de nous repérer et nous
offrir quelque chose de différent…
ID : l’intuition
féminine en quelque sorte !
Ce sera notre conclusion, retrouvez des
images de ces livres magnifiques en suivant les liens proposés.
A bientôt !
« le Jazz au bout des doigts » : http://fr.blurb.com/books/1961418
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire